Carla Rey

Des lettres qui ne sont pas

2023

Combien de lettres habitent un trait d’encre ?

De l’eau qui coule comblée de lettres noires, on ne peut pas les lire, mais on sent la poétique de l’image, la singulière calligraphie d’une artiste qui écrit dans son propre langage.

L’empreinte subtile charge une infinité d’idées vécues en un instant.
Beatriz est un solo d’encres qui s’imposent comme un orchestre, un exquis banquet, un parfum qui réveille tous les sens, la peau du papier qui absorbe le geste de la touche.

Un noir pénétrant, qui devient graphisme ou filigrane selon la note de la partition intuitive, réveille le regard.
Un pinceau des fois, une plume imperceptible d’autres passent sur le papier les diverses émotions conçues au plus profond qui débordent pour raconter une histoire unique.

Les mots sont là, bien qu’ils ne soient pas écrits avec des lettres.
Chaque œuvre déploie une idée liée profondément à l’être.

Beatriz est liée à l’élan vital de la nature, se fait une avec elle et vibre haut au moment où elle entre en liaison avec les matériaux qui donnent vie à ses dessins et à ses peintures, comme la sève.

Des images qui sont des métaphores des mots qu’elle fouille.

Au moment où on entre dans une de ces œuvres on sent qu’on peut dévoiler les secrets de la vie.

Tout est là… il faut seulement le découvrir.
Il n’y a pas de lettres, il y a des gestes et des empreintes comme des traces d’un espace sans temps et sans règles.

Liberté pleine, langage propre, les mots sont mis par le spectateur, le maître du regard qui mettra paroles et musique à cette symphonie d’art et de vie.

Rodrigo Alonso

Sans paroles

2023

Les œuvres qui font part de l’exposition Des lettres qui ne sont pas présentent un succinct panorama de l’œuvre vaste et productive de Beatriz de la Rúa.
À leur travers nous pouvons pénétrer dans le singulier univers visuel de l’artiste, caractérisé par des compositions à mi-chemin entre la figuration et l’abstraction, où l’expressivité, l’espace, la touche et la tache se révèlent des protagonistes sans objection.
Dans la plupart de ses travaux, de la Rúa aborde les matériaux plastiques sans programmes ou pochades préalables. Poursuivant la tradition de l’automatisme psychique pratiqué par les surréalistes, elle forme des lignes et des taches sur une surface diaphane, confiée de découvrir après des formes significatives qui transmettent l’émotion voulue. Ainsi, les pièces surgissent dans un dialogue intime avec le hasard, les accidents, l’inconnu, les forces imprévues. De cette tâche, que l’artiste mène avec remarquable dextérité, résultent des images qui sont finales des fois (par exemple dans la série Naturaleza dialogando) et d’autres qui sont le point de partie pour la construction d’un dessein visuel résultat d’une vocation de représentation évidente (comme il s’agit dans Los caminantes, 1997, ou dans Bosque transformado, 2008).

Bien que l’encre soit le matériau le plus récurrent, il n’est pas l’unique ni apparaît toujours de la même façon. Dans certains œuvres elle est appliquée d’une manière si juste qu’elle façonne les figures d’un dessin (Todos miran algo nuevo, 2003) ou les lignes d’un ensemble de modèles graphiques (série ADN, 2011). Dans d’autres elle agit sur le plan du papier comme une touche, soit à travers l’élégance de ses manifestations fortuites (série Naturaleza dialogando, 2021) soit en compétence avec la définition de l’espace pictural (série Dinamismo espiritual, 2015). Dans d’autres, l’encre diluée s’imprègne sur le support créant des champs chromatiques, des extensions liquides, des voilures ou des atmosphères d’un puissant rôle perceptuel (série Lugares escondidos, 2006). Dans d’autres encore, elle se joint à des matériaux texturés entrant à une tridimensionnalité qui est, au même temps, physique et visuelle (série Camino a la caverna, 2006).

L’espace sur lequel se déploient toutes ces variations fluides est presque toujours la géographie limpide de la feuille de papier. Quand même, la relation entre la matière plastique et le support, la forme et le fond, n’est pas répétée, ou au moins ses connotations ne sont pas toujours les mêmes. Dans certaines œuvres, c’est la surface blanche qu’apporte le papier qui peut être lue décidément comme un plan ou comme un fond – ou comme un « champ neutre », pour employer un concept traditionnel. Mais, dans d’autres c’est ce vide qui parvient à des proportions spirituelles ou métaphysiques. En fait, ce component animique est chaque fois plus présent à l’œuvre de Beatriz de la Rúa, s’intensifiant pendant la période de la récent pandémie, moment où le mot « spirituel » apparaît de plus en plus souvent dans ses titres.

Finalement, dans les productions sélectionnées pour cette exposition prime la réduction tonale aux blancs, aux noirs et aux gradations de grises, même si de la Rúa explore aussi d’autres chromatismes (Espíritu libre, 2020, en donne une magnifique preuve). Ce choix – pas du tout capricieux, du fait que le versant monochrome est représentatif d’une bonne partie de l’œuvre de l’artiste – nous invite à les considérer d’une manière sereine, au-delà des transports émotionnels que la couleur favorise. Vues ainsi, c’est n’est pas difficile d’y voir le témoignage de la recherche d’un style ou d’un vocabulaire formel. Un vocabulaire qui fuit des paroles, avec la pleine assurance de sa puissance visuelle, éloquente, sensible et spirituelle.

Carla Rey

L’origine c’est l’instant

2022

Un trait magique l’a capturé et l’a imprimé dans le papier…

… Les passants,
[transitent] le bois transformé
[transparaissent] ce qui n’est pas manifesté
[transcendent] de dynamisme spirituel
[tissent] des silhouettes dans l’espace,
[transforment] des âmes sécrètes,
[trempent] des âmes osées
en dialoguant avec la nature…

L’origine c’est le moment où le pinceau et l’encre se rencontrent avec le papier.
Un nouveau récit commence à se tisser entre la main de l’artiste et ces éléments, une danse dynamique qui se fait visible par contraste avec le blanc.
L’encre nous raconte cette musique inspirée dans la vie et ses aspects les plus profonds et les plus essentiels.
Beatriz se verse sur le papier, ce qui n’est pas manifesté de ses émotions devient des lignes d’encre.
Des silhouettes dans l’espace, des symboles, des lignes pleines s’en écoulent et ainsi le rythme des corps laisse son empreinte.
Les passants sont comme des pinceaux qui réveillent la joie de l’acte créatif, ils émergent et parcourent le bois transformé.
Au moment où Beatriz, femme vibrante et pleine, relie l’inspiration à la matière, tout est possible. Une superficie blanche se transforme en un monde nouveau.
L’artiste croit et ainsi crée une nouvelle réalité.
Beatriz dispose ses papiers sur la table ou dans le sol et la créativité accouche à un moment qui en devient transcendantal. L’idée se rend trace, empreinte, indice sur le support.

Le grand moment arrive bientôt : la cérémonie, instant sublime où le regard du spectateur se rencontre avec l’œuvre et l’œuvre lui parle.
C’est le temps où se fondent l’artiste, l’œuvre et le spectateur, le cercle magique de l’art qui réunit à tous à un même instant.

Aujourd’hui nous transiterons ce voyage à lignes ondulantes et modulées, pendant lequel les âmes osées dansent et nous guident vers une expérience unique.
En dialoguant avec les œuvres nous nous sentons maîtres du temps.
C’est l’instant conscient de l’art et de la vie où il est révélé ce qui est secret.

Rodrigo Alonso

La survie des images

2021

Considérée dans son ensemble, la production artistique de Beatriz de la Rúa révèle une vocation formelle et un univers imaginaire qui se consolident lentement mais constamment. Ses procédures techniques, ses matériaux, ses thèmes et ses approches font preuve d’une constance peu commune, soulignant des intérêts qui se maintiennent et s’enrichissent au fil du temps, révélant des émotions et sensibilités qui trouvent dans le langage plastique le support le plus approprié afin d’établir un lien visuel et émotionnel avec le spectateur.
Depuis ses premiers tableaux jusqu’aux aux derniers, il y a des enquêtes, motifs et obsessions qui se répercutent sans cesse. Il y a des images qui se répètent, d’autres qui disparaissent puis refont surface, d’autres encore qui forment une sorte de substrat poétique immanent qui acquiert de différentes intensités dans de différents moments. On pourrait dire que la totalité de son œuvre se déploie dans un registre orchestral aux sonorités changeantes, dans lequel, de temps en temps, certains rythmes et instruments assument graduellement une importance momentanée. Ainsi, la série Cavernas oceánicas [Cavernes océaniques] (1987) trouve des ritournelles dans Camino a la caverna [Chemin de la caverne] (2006), Caverna submarina [Caverne sous-marine] (2012), et enfin, dans la série Cavernas [Cavernes] (2015). Les encres de la série Lugares escondidos [Endroits cachés] (2006) résonnent dans les encres ultérieures de la même série (2015). La nature et l’esprit sont des tonalités constantes ponctuées de quelques leitmotivs tels que les taches, les arbres et les foules.
Quelque chose de similaire se produit au niveau des techniques. Bien que l’essentiel du travail de Beatriz de la Rúa s’inscrive dans le vaste terrain pictural, les procédés qu’elle utilise sont multiples et leur variation, permanente. Encres, acryliques, collages, frottages, crayons, gouaches, photogravures, constituent quelques-uns de ces procédés qui, à l’instar des thèmes, se renforcent, disparaissent et reviennent à des moments différents, donnant vie à une production d’une richesse plastique et visuelle qui n’aurait guère pu être atteinte autrement.
Il convient de mentionner l’importance acquise par un format particulier : le livre d’artiste, à travers lequel de la Rúa expérimente avec les mots, le format séquentiel, le temps de lecture, ainsi que d’autres propriétés spécifiques de ce singulier moyen d’expression. Un moyen qui s’appuie sur sa propre logique et qui établit des défis très différents de ceux de la spatialité picturale, exigeant une planification et un sens de la conception qui sembleraient aller à l’encontre de la spontanéité et indétermination qui caractérise le reste des œuvres. Cependant, ici il n’y a pas de contradiction, mais plutôt un contrepoint. Comme dans la vie, dans les œuvres de Beatriz de la Rúa se manifestent la liberté et le contrôle : ils nous rappellent les possibilités et les limites de notre existence terrestre.

Approche à la « méthode »
L’un des processus techniques de travail préférés de Beatriz de la Rúa est l’automatisme, une méthode de génération d’œuvres artistiques qui a été particulièrement explorée par les surréalistes, puis par les informels et les expressionnistes abstraits américains. Elle consiste à tacher, à improviser des lignes ou à peupler une surface de coups de pinceau sans plan préalable, sans esquisse ni prescription formelle, en laissant libre cours à l’intuition, au sentiment intérieur et à la spontanéité. Après, les surréalistes recherchaient des figures fortuites ; les informels et les expressionnistes abstraits consolidaient les effets de surface et les configurations visuelles qui captaient un certain sens du chaos ou du hasard.
Profitant de la perspective historique qui la sépare de ces productions, l’artiste argentine abreuve un peu dans les deux solutions et apporte sa propre approche. Elle est séduite par le pouvoir évocateur des formes, plans et contours qui se dégagent de cette opération, et le modélise de manière à le convertir en un canal exprimant sens et émotion, sans pour autant trahir le quota de liberté qui permet à l’observateur de trouver ses propres propositions et interprétations. Nous savons que la liberté créative absolue n’existe pas, que tout recours au libre arbitre sera encadré par les croyances, les connaissances et les perceptions qui nous ont été inculquées en tant qu’êtres humains de notre temps. Mais l’absence de liberté absolue n’existe pas non plus lorsqu’on plonge dans les profondeurs de l’indétermination. Et quand elle est convoquée, c’est la tâche de l’art de la moduler, de l’explorer, de la canaliser. Les œuvres de Beatriz tentent cette voie, récupérant à travers l’expérience esthétique cette approche hésitante à la liberté.
Dans une étude sur la production de Jackson Pollock, la théoricienne américaine Rosalind Krauss met en évidence les transformations visuelles et conceptuelles qui découlent de deux moments différents dans l’œuvre de l’artiste. Comme on le sait, Pollock faisait ses peintures en plaçant les toiles à même le sol et en avançant son corps dessus ; puis il les présentait dans un châssis et les accrochait au mur. Selon Krauss, dans un premier temps, lorsque la toile est placée horizontalement et que le corps s’en rapproche, l’artiste s’implique de manière motrice et sensorielle, active les muscles et les articulations, se tache, s’imprègne des émanations des matériaux, de leurs odeurs, de leurs influences chromatiques, et ne possède pas le sens de l’intégralité ; son implication est avant tout émotionnelle. Puis, lorsque la toile est installée sur le châssis et placée verticalement, l’œil prend la prépondérance ; ce contact intime avec les matériaux se perd, et les formes, les champs chromatiques et la composition commencent à dominer. C’est le moment du raisonnement, du regard analytique et du triomphe de la totalité sur la vision partielle.
Beaucoup d’œuvres de Beatriz de la Rúa sont passées par ces deux moments. Souvent, l’artiste travaille sur une table. Depuis le peu de perspective qu’offre la proximité de la surface sur laquelle elle travaille, il est très facile de se perdre dans les lignes, les plans texturés, les champs de couleur, les taches. C’est le moment d’amplifier les émotions à vif, de se laisser emporter par les mouvements imprécis de la main, de favoriser les accidents, de tâtonner, de faire confiance aux pouvoirs de l’imprévisible, qui récompense toujours avec une part d’étonnement et de découverte inattendue. Cela ne signifie pas abandonner la création à la pure improvisation ; au contraire, c’est une méthode. Si vous ne savez pas comment la mettre en œuvre, elle n’offrira pas de résultats convaincants. Il faut un état spirituel et émotionnel précis pour la réaliser ; c’est un point de départ que de la Rúa connaît très bien et qui est immédiatement perçu dans chacune de ses œuvres.
Dans un deuxième temps, l’œil et l’esprit organisent les dictats de l’esprit. Des formes se révèlent, des figures apparaissent là où auparavant il n’y avait que lignes ou taches, sont reconnus motifs et rythmes, l’imagination donnant des noms aux découvertes ou proposant de nouvelles voies à explorer. La première étape est complétée par une autre dans laquelle la volonté de former et le sens commencent à agir. Parfois, la main de l’artiste complète, retouche, ajoute des éléments qu’elle juge nécessaires, transforme certaines images en d’autres, compose, équilibre. L’automatisme est un point de départ, mais il n’est pas toujours le point d’arrivée. Même si le résultat de la spontanéité s’avère formellement intéressant, dans le placement d’un titre il y a une intervention non moins importante qui transfigure le processus créatif ; c’est un acte qui donne vie à une œuvre artistique dans toute sa plénitude.
Bien sûr, toute la production de Beatriz de la Rúa ne naît pas de la même façon. Il y a des travaux qui trahissent des esquisses préalables ou des intentions précises pour arriver à un résultat concret. L’élan figuratif est évident dans certaines encres et pièces graphiques où la ligne est protagoniste. Dans Raíces profundas [Racines profondes] (1999), apparaît le motif de l’arbre ancré et des racines qui savent trouver leur place dans la terre, motif qui réapparaîtra plusieurs fois. La végétation explose dans le triptyque Árbol, intermedario verde [Arbre, intermédiaire vert] (2008), dans lequel une profusion de troncs, branches et feuilles donne vie à des forêts paradisiaques sans fin. L’installation ADN (2011) est composée de morceaux de papier recouverts de trames graphiques et disposés dans de parfaites positions rythmiques. Les livres d’artiste, avec leurs dessins éditoriaux, leurs pages régulières, leurs images synchronisées et leurs lignes de texte, exigent dès maintenant une planification différente au défi qui établit la toile blanche.
Dans la production de Beatriz de la Rúa toutes ces facettes coexistent dans un équilibre dynamique. C’est peut-être la plus élaborée de ses méthodes : avoir atteint un bilan harmonieux entre émotion et raisonnement, sensibilité et concept, main et esprit.

Les aventures de la tache
« La tache est un être aux contours imprécis qui se répand et laisse des halos, filaments et auréoles évoquant des mondes aquatiques et poussiéreux, pleins d’ombres et d’histoires. » Avec ces mots, qui prologuent le catalogue de l’exposition Piedra libro [Pierre livre] (2006), l’artiste Horacio Zabala met en évidence les multiples possibilités plastiques et conceptuelles d’un élément clé qui accompagne la production artistique de Beatriz de la Rúa depuis ses débuts.
La tache est la protagoniste incontestable des œuvres réalisées avec des encres, mais on la retrouve aussi dans les acryliques et huiles, et même, camouflée, dans les collages et frottages. Cependant, elle n’apparaît pas toujours de la même manière. Dans les premières œuvres, comme la série des cavernes (1987), elle est vue principalement comme une surface chromatique, générant des territoires et atmosphères multicolores avec leur propre vibration. Dans la série Mundos oníricos [Mondes oniriques] (1987), la prépondérance de la ligne relègue la tache au second plan parce que, s’agissant de papier, celui-ci reste imprégné des liquides versés, les transformant en plans de différentes intensités de couleurs, plutôt faibles, mais toujours omniprésentes. Ces intensités peuvent être narratives et même dramatiques, pouvant évoquer vastes extensions aquatiques, paysages ou, peut-être, climats sinistres et mystérieux.
Alga, primer elemento [Algue, premier élément] (2002) est une œuvre intéressante dans laquelle la tache domine la composition, luttant entre la construction d’un paysage et l’abstraction pure. La réduction à deux couleurs – jaune et noir – encourage une confrontation visuelle qui glorifie rythmes et agitations optiques. Ce qui se voit renforcé dans la série Hilos de agua [Filets d’eau] (2002), qui semble transmettre la dynamique des masses liquides déplacées par les courants. Cette exaltation de l’eau comme un flux incessant convoque un signifiant qui sera au centre de toute l’œuvre ultérieure de Beatriz : la mobilité perpétuelle de la vie.
Dans des pièces comme Agua ardiente [Eau ardente] (2005), l’encre agit comme une aquarelle, établissant des plans et zones chromatiques qui construisent la spatialité. Ici la tache est proposée comme la complice de la représentation, aide à mettre en évidence et identifier les figures d’une structure visuellement complexe. Il en va de même pour un groupe d’œuvres qui se concentrent sur les foules humaines, comme Desatados [Déliés] (2004) ou Espectadores desconcertados [Spectateurs déconcertés] (2005). Ces œuvres sont composées d’un enchevêtrement de visages qui observent attentivement le spectateur. Les visages prennent plus ou moins d’identité à partir de l’intervention de lignes qui ébauchent chevelures, nez et yeux, mais surtout grâce à un travail chromatique basé sur les taches qui accentue et hiérarchise les traits humains, les libérant d’une sorte de jungle graphique qui semble les attraper.
Les rapports entre tache et ligne font l’objet de recherches laborieuses. Il existe des encres dans lesquelles les différences entre l’une et l’autre sont subtiles, comme dans Detrás de la pasión [Derrière la passion] (2003), Refugio [Refuge] (2005) ou la série Sin título [Sans titre] (2015), réalisées par coups de pinceau rapides et gouaches qui réunissent glaçures, absorptions et accidents, au point de rejeter toute tentative de séparer ces deux procédures. Dans d’autres œuvres, il y a une volonté manifeste d’exploiter au maximum ces interactions. Dans Reserva de vida [Réserve de vie] (2006), par exemple, une imposante tache rose et grise sert de cadre à un paysage incertain qui n’existe qu’en son intérieur ; à l’extérieur s’étend le vide de la feuille blanche. Dans la série Lugares escondidos (2006), l’encre est répandue en érigeant des formes qui pourraient être des montagnes ou des falaises ; à l’intérieur, évoluent des lignes bigarrées suggérant une sorte de construction peut-être humaine, voire naturelle. Dans les œuvres de la même série de 2015, ces additions linéaires n’existent plus : les extensions d’encre produisent des formes à vocation architecturale qui finissent par se consolider en tant que telles, sans doute par insinuation de leur titre. Dans certaines des pièces Sin título (2015) mentionnées ci-dessus, des halos d’encre renversée créent une atmosphère lugubre au moyen d’un tourbillon de lignes matérialisées en pastel gras.
Mais la tache n’a pas toujours besoin de compagnie. Avec une bonne dose de maîtrise, Beatriz de la Rúa réussit à faire en sorte que certaines d’entre elles cimentent une représentation ou connotent des images, sens ou émotions spécifiques. C’est le cas de Mujer lobo [Femme loup] (2006), Sintetizando [Synthétisant] (2006), Verano [Été] (2013), Tesoro marino [Trésor marin] (2015) et de la plupart des encres du livre d’artiste Vibrar en lo sutil [Vibrer dans la subtilité] (2019), parmi beaucoup d’autres œuvres. Ici, la proposition vise à se perdre dans les déversements incontrôlables, dans les auréoles irisées, dans les réactions du support au matériel dilué, dans les formes incompréhensibles, dans le jeu du hasard et dans les trouvailles rapidement assumées comme valeurs de composition. Ce sont des travaux résultat de l’expérimentation, essais et erreurs, tests en continu, adoptés comme axes d’une proposition esthétique qui relativise l’importance des formes apprises et s’aventure dans la recherche d’autres horizons.
Dans cette ligne expérimentale, on pourrait également trouver un ensemble de collages dans lesquels la tache acquiert une dimension matérielle. Ce serait le cas, en particulier, d’œuvres telles que Agujero cósmico IV [Trou cosmique IV] (2006) et la série Bolsas de piedras [Sacs de pierres] (2006), dans lesquelles une surface ridée occupe le centre de la composition à la manière d’un spot qui ébranle le plan qui le contient. Ce procédé, qui rappelle la période des monstres et de l’anamorphose de Jorge de la Vega, ou des pratiques informelles comme celles de Jean Dubuffet, se distingue ici par son extrême synthèse et sa simplicité. Dans ces œuvres on ne retrouve pas les problèmes plastiques de l’artiste argentin ni le geste tragique de l’artiste français, mais plutôt un pari sur la sensibilité de certains plis arrachés à la surface picturale, qui cherchent à activer cette synesthésie par laquelle le toucher avance vers nos yeux à travers la rugosité d’une texture à fleur de peau.
Les productions les plus récentes de Beatriz de la Rúa poussent le traitement des taches à des limites peu fréquentes. On pourrait dire qu’en elles l’artiste « peint » avec des taches, remplissant toutes les exigences de la représentation et de la composition. Dans Rocas en el agua [Rochers dans l’eau] (2012), par exemple, elle obtient d’étonnants effets de vibration et profondeur. Le travail avec les gouaches et les glaçures contribue grandement à ces effets, bien qu’ils apparaissent également dans des œuvres réalisées à l’acrylique, comme Virtudes del alma [Vertus de l’âme] (2018) ou Tesoro marino (2015). Il est clair que la pratique accumulée au fil des ans lui permet d’aborder, sans risques majeurs, combinaisons complexes de figuration et d’abstraction qui jouent avec les marges de l’une et de l’autre. On le voit dans Caverna submarina (2012), Ventana al glaciar [Fenêtre sur le glacier] (2013) ou Jardín tropical [Jardin tropical] (2015), pour ne citer que quelques œuvres.
Ces dernières années, il y a eu également une transformation de la palette qui insuffle aux œuvres un caractère exalté. C’est une chromaticité beaucoup plus lumineuse, encore plus contemporaine, dans la mesure où elle rappelle les tons saturés et vibrants que l’on trouve dans les images numériques. Si la série Mundos oníricos (1987) était modulée sur des variations de tons ocres, les œuvres récentes mettent l’accent sur les couleurs primaires et secondaires avec un degré de saturation élevé. La série Cavernas (2015) est sans doute la plus représentative de cette tendance, bien qu’elle ressorte dans toute la production actuelle.

Évoquer et raconter
Les procédures, techniques, images et approches qui caractérisent les créations de Beatriz de la Rúa ne sont, évidemment, le fruit du hasard. Elles répondent à ses besoins expressifs et résultent d’une enquête guidée par des objectifs esthétiques précis, ajustés et perfectionnés au fil des années. Cette recherche ne se limite pas exclusivement à faire mais aussi à dire. Comme dans l’œuvre de tout artiste, il y a dans celle de Beatriz une pulsion communicative, le désir d’une rencontre sensible avec le spectateur, la possibilité d’un dialogue, la mise en acte d’émotions et affects nécessitant un écho empathique chez l’observateur.
Le « dire » de Beatriz de la Rúa passe en grande partie par une perspective spirituelle et philosophique de la vie. Dans ses livres d’artiste sont fréquentes les citations orientales, les références à l’existence, au vide, à l’âme, à l’éternité. Les titres des ouvrages sont autant de sources de pistes qui donnent une orientation en ce sens. Les images récurrentes de la nature ne découlent pas d’un intérêt spécifique pour le paysage, mais visent plutôt à ce qu’elle a de vitalité, renouvellement permanent, transcendance. Pour exprimer ces idées, la représentation traditionnelle n’est pas toujours adéquate. Il faut aussi être capable de suggérer, révéler, évoquer.
Pour le critique Julio Sánchez, « dans les œuvres de Beatriz de la Rúa, deux visions complémentaires se conjuguent : la perspective orientale, avec l’empreinte du geste compris comme le produit d’une force subtile qui traverse l’artiste comme un canal, et celle occidentale, avec une tendance à générer figures et narration ». Au fil des ans, cette double approche passe par différents moments et inflexions, mais on pourrait dire qu’elle est une sorte de constante sous-jacente. Le geste, l’expression, l’intuition, l’énergie plastique coexistent avec une débordante imagerie naturelle, atmosphères suggestives, univers poétiques expansifs, pleins de détails et d’une acuité artistique qui produit plaisir, vitalité, désir.
Ces visions et ces sentiments donnent lieu à des récits insistants qui ne sont rien d’autre que des traductions visuelles des idées et souhaits de l’artiste. Les premiers travaux sont plutôt terre à terre. Ils sont peuplés d’arbres, animaux et personnages aux réminiscences humaines, bien qu’ils ne soient presque jamais présentés comme tels. Vers l’an 2000, l’eau introduit des espaces plus fluides et plus dynamiques. En contrepoint de la dimension toujours renouvelée des courants d’eau, l’arrivée de la pierre mène l’attention vers une matérialité qui transcende les âges du monde, en mettant au profit des énergies encapsulées. En 2011, la série ADN naît comme questionnant l’être humain, les trames qui composent l’univers, les unités minimales, moléculaires, qui pourraient interpeller ce que nous sommes.
Les œuvres récentes reprennent l’imaginaire naturel, mais d’un point de vue renouvelé. Le chromatisme exalté, les palettes chaudes, la spatialité expansive qui fonctionne comme une scène de formes flottantes dénotent un état d’élévation spirituelle différente. Il y a un appel constant au cosmique, tant dans les images que dans les titres : Planetas en explosión [Planètes en explosion] (2014), Jardín cósmico [Jardin cosmique] (2015), Soles originarios [Soleils originaires] (2013). Les œuvres font également référence aux rêves magiques, désirs cachés, esprits voyageurs, cartographies de la conscience, vertus de l’âme. Tout cela montre qu’au-delà de l’expérimentation plastique, il existe une vision du monde qui cherche à s’exprimer et à se révéler dans chaque créature artistique.
Un cas particulier de cette configuration narrative se retrouve dans les nombreux livres d’artiste que Beatriz de la Rúa produit de pair avec ses peintures. La logique structurelle de ces éditions, même lorsqu’elles ne répondent pas au format du livre traditionnel, introduit des paramètres de lecture qui ne sont pas conformes aux habituels de la composition plastique. Il y a ici une série séquentielle d’éléments qui se déroulent dans des temps et espaces différents, instances de début et de fin, interactions avec textes écrits, textures matérielles qui peuvent être touchées, et aussi recommander au lecteur d’activer les variations de l’objet – ne serait-ce qu’en tournant les pages – ainsi qu’une proximité et intimité qui stimulent une autre expérience très différente à celle d’observer une œuvre visuelle à la distance.
Naturellement, les livres d’artiste ne s’écartent pas des intérêts, imaginaires et obsessions qui donnent vie au reste de ses œuvres. C’est seulement qu’ils le font à travers des formats singuliers. Recorrido de vacíos acumulados [Parcours de vides accumulés] (2004) est un cahier avec couverture tachée, habité par des dessins d’animaux et plantes, avec quelques pages découpées et des textes manuscrits appartenant à María Shaw. « Aujourd’hui, en fermant nos yeux superficiels à la lumière du jour – lit-on sur l’une de ses pages peintes en bleu – nous disons oui à l’éternité. Nous laissons derrière nous tout notre passé et il ne reste plus de passé, mais l’oubli. »
L’année 2006 est une saison prolifique pour ce type de réalisations. Moleskine (2006) utilise le format des célèbres journaux intimes italiens pour recouvrir un vaste dépliant rempli d’une succession de traits d’encre. Hilo de línea [Fil de ligne] (2007) adopte la configuration d’une boîte en carton contenant des encres sur papier ; après la dernière, apparaît la curieuse phrase « On ne peut pas envelopper le feu avec du papier ». Cependant, Piedra caja [Pierre boîte] (2006) est sans aucun doute le plus complexe de ce type de travail. Il s’agit d’une boîte en acrylique compartimentée contenant des pierres réelles et artificielles, des photographies et deux livres soigneusement travaillés avec des lignes et des taches ; une version multidimensionnelle de certains topiques communs de ces années.
Esta agua es fuego [Cette eau est du feu] (2017) est constituée d’une boîte en carton avec cinq livrets intervenus avec différentes trames graphiques. Son point de départ est le poème 12 du Tao Te King qui, par son caractère énigmatique, sa référence aux sens et sa réflexion sur les oscillations entre le monde intérieur et extérieur, incarne parfaitement nombre des méditations visuelles et intellectuelles qui captivent l’artiste.

Les couleurs aveuglent l’œil.
Les sons alourdissent l’oreille.
Les saveurs engourdissent le palais.
Les pensées affaiblissent l’esprit.
Les désirs fanent le cœur.

Le Maître observe le monde
mais fait confiance à sa vision intérieure.
Il laisse les choses aller et venir.
Son cœur est ouvert comme le ciel.

Lao Tseu

Vibrar en lo sutil (2019) est le dernier livre d’artiste de Beatriz de la Rúa. Il est constitué d’une boîte en carton neutre, à l’intérieur de
laquelle se trouvent des taches réalisées dans des nuances intenses sur un papier translucide, taches qui sont transférées sur un autre papier d’un grammage plus élevé situé en dessous. L’effet de duplication spectrale est déconcertant, mais pas autant, peut-être, que les paroles de Christa Wolf qui l’accompagnent : « Tout s’achèvera sur une image, pas sur un mot. Les mots meurent avant les images. »

Carla Rey

Le fil, les taches, la couleur et le symbole

2020

Le filet du ciel est immense.
Très large sont ses mailles.
Mais nul n’y échappe
Tao Te Ching, Lao Tseu

Beatriz de la Rúa, tout au long de son parcours artistique, met en jeu la tache d’encre en tant que protagoniste. Elle est la genèse d’où tout coule. La rencontre magique des encres avec les toiles et les papiers fait que les formes avancent et que souvent elles se transmuent en livres d’artiste et objets. Chaque trait symbolise des concepts profonds qui ont été recherchés et écrits par l’artiste dans des milliers de carnets qui encombrent son bureau. L’œuvre précède l’instant, enticipe l’imaginaire, arrive comme un faisceau de lumière pour donner un sens à tout. Chaque expression est un texte en tension, c’est une unique source inépuisable de communication à travers l’art.

Devant une œuvre de Beatriz on sent que l’artiste ne s’est rien gardé, tout est là, du plus profond de l’être direct au support qui attend l’empreinte et au-delà, arrivant au spectateur où va culminer le sens de l’œuvre. Seuls la beauté et le plaisir modèlent le sens et conduisent la main jusqu’à ce que la matière entre en contact avec la toile ou le papier.
Les vides et les gestuelles vitaux s’accumulent, produisant des constellations uniques et propres. Des abstractions, des fils d’encre, des signes, des traces.

Elle fait déplacer les montagnes pour faire place à des milliers de visages, parmi lesquels se manifestent les oiseaux et aussi les arbres qui poussent enchaînés au sol et s’élèvent vers le ciel pour aller bien au-delà de limites que nul ne peut mettre à la créativité. Les pierres deviennent livres, les papiers se transmuent en or, les gravures se font des peintures et les encres mixtures: Beatriz est une artiste et une alchimiste de l’art. Le dessin véhément et le détail obsessif coexistent dans une harmonie qui accorde couleurs et tons.
Elle peut passer en un instant du cauchemar au paradis, du caché et inconnu au fort et défini, du silence intérieur à la manifestation visuelle absolue, du début à la fin.
Il est donc bien certain que l’engagement vital de Beatriz à son œuvre lui impose un rythme cyclique, semblable à celui de la Nature. Le temps de la gestation précède le temps de la création, et ainsi de suite. Lorsque Beatriz reste en silence, l’inspiration arrive et c’est ainsi qui naît l’idée, en lien direct avec La Tache.

L’intensité poétique se répand et devient tache, le rituel du pinceau chargé d’encre qui traverse toutes les couches et remonte à la surface, sautant dans le vide en sachant que la feuille l’attend.

Et une fois de plus, tout recommence. Comme les saisons, les marées, les phases de la lune… Beatriz en syntonie avec la Nature reprend ses pinceaux et nous montre que l’art est la vie qui s’impose toujours.

Carla Rey

À l’écoute du subtil

2019

« Montagne vide… personne en vue.
Seules, au loin, des voix s’entendent.
Un reflet de lumière entre les branches.
Répliqué par la mousse, en vert. »

Wang Wei (魦维, 699-761 d.C.) – Version de la traduction d’Octavio Paz

La voix du silence envahit les œuvres de Beatriz de la Rúa. Le calme produit par la contemplation de la nature libère les couleurs et les graphismes du plus profond de l’être. Le plus intime en contact avec le plus extime. Ainsi naissent les forêts qui poussent avec énergie dans les tableaux où le plus profond est représenté subtilement. Chacune de ces œuvres est un regard, un tournant, un clin d’œil qui nous implique en tant que spectateurs et en un instant, nous nous sentons partie prenante.

Le silence n’a pas d’ordre imposé et cède la place à ce qui pourrait arriver. C’est la possibilité d’écouter le subtil, ce qui passerait inaperçu si nous nous laissions envahir par le bruit. Beatriz nous invite au silence, nous montre qu’il y a la possibilité de tout, y compris et peut-être le plus important: de nous écouter. Écouter avec le regard, regarder en écoutant. L’œuvre parle. Beatriz peint et dessine, colle et construit dans le calme. Tout peut arriver dans le vide. Le silence initial du blanc de la toile est rompu par l’apparition soudaine de textures et de traces d’encre qui poussent avec une énergie créatrice. Le moment du spectateur arrive : une artiste engagée sait que les œuvres n’appartiennent qu’au regard de l’autre, qui y trouvera un message qui nourrira sa propre histoire.

Les forêts génèrent un climat, une succession de paysages et de temps. Parcourir ces œuvres, c’est sentir, s’encourager à regarder,à échapper au bruit, à se retrouver dans l’exercice d’être spectateur/acteur. Marcher à travers les paysages, c’est aller vers notre intérieur en révélant nos strates un à un, en nous reconnaissant profondément. Découvrir ainsi que nous sommes pleins de couleurs, de pousses, de racines, sentir qu’une lumière vitale illumine notre chemin. Heureux et pleins par la promenade intérieure, nous embrassons le calme qui désormais nous envahit. Ça s’appelle le calme, je l’apprécie, je le respecte et je ne veux pas le laisser aller… l’artiste et le spectateur entrevoient la vérité en calme. Beatriz est un récipient d’eau calme d’où émergent de puissants coups de pinceau avec une empreinte sûre. Et c’est ainsi que nous ne faisons qu’un dans l’œuvre : artiste et spectateur dans un silence subtil.

Carla Rey

Bosque no dominado

2016

Elle est vue quand le vent lève les ondes
Et fait le nid dans la fureur d’une vague
Elle part ferme et certaine comme une valle

Elle prête ses ailes à la tempête
Quand dans les grottes les lions rugissent
Elle vole et s’en va sur les abîmes

Elle ne cherche pas le roc la corde le quai
Mais de son insécurité elle fait sa force
Et du risque de mourir sa nourriture

C’est pour ça que je la vois l’image juste
Pour qui vit et chante dans la tempête.

Sophia Mello Breyner

J’ai connu Beatriz de la Rúa, cette femme artiste, il y a plus de dix ans. Et dans ce chemin d’art et de vie, nous nous sommes croisées un millier de fois. Son regard, son sourire complice demeurent intacts; lorsque Beatriz arrive, son parfum caractéristique nous permet de la pressentir avant la voir. C’est un être puissant qui parcourt la vie en utilisant les pinceaux comme des extensions de l’âme.

Je me souviens de ses lignes noires dessinant des arbres, graphismes, silhouettes, y compris quelques visages qui nous observaient. Ses œuvres ont constitué des fleuves d’encre, des paroles, des fils de pierre; puis la ligne s’est estompée en fils d’eau en noir et blanc, et elle est devenue tâche sur le papier. Beatriz de la Rúa peint ouverte à la vie, comme le dit le proverbe chinois:

« Il ne faut pas limiter la vie.
Il faut travailler comme elle le fait. »

Comme une fleur qui montre sa splendeur aujourd’hui les peintures toutes aux couleurs vives et précises sont l’empreinte, un indice, une trace que rien ne pourra effacer. Le graphique apparaît dans l’œuvre pictural. Sur la toile, l’artiste s’imprime comme unique matrice. Puis émergent les glacis et ainsi les couleurs constellent les toiles. La série Jardín cósmico (Jardin cosmique) commence par une tache imprimée et, à partir de ce moment, de successives couches de peinture laissent entrevoir ce départ s’achèvant par des coups de pinceau qui illuminent ce ciel dans la terre.

Voiles, couches, marques, traces, encres, plumes, pinceaux et eau se conjuguent jusqu’à aboutir à ces oiseaux et ces fleurs nichant dans des univers bleus. La grande image n’a pas de forme, dit le Tao. La couleur terre est la base de toutes les compositions, ainsi que la terre constitue la grande-mère qui nourrit et nous abrite.

Cette belle femme aux yeux vifs nous montre que pour toucher le ciel il faut avoir les pieds fermement ancrés sur la terre. Comme ces arbres qu’elle dessine, comme ces forêts qui aujourd’hui sont devenus elle-même. Tout est parfait. Le fil conducteur qui parcourt la vie de Beatriz est le même qui traverse son œuvre.

Cette exposition née lorsque la galeriste voit une œuvre appelée Bosque no dominado (Forêt indompté). Le meilleur des exemples pour dire que la nature qui l’habite est libre et qu’elle a ses propres règles.

Dans cette exposition les œuvres nous invitent à parcourir des situations encadrées dans l’intérieur des cavernes. Aujourd’hui le tsunami est fini et Beatriz est debout, enracinée, et ses branches aux mille couleurs touchent le ciel.

Martha Zuik

Le plaisir du travail

2014

Beatriz de la Rúa est une artiste noble, intègre, engagée avec son œuvre.
Ses peintures, de grande taille et aux couleurs vives ont la trace de ses travaux précédents, ses riches graphismes.

Chacune d’elles nous raconte une anecdote élaborée au fur et à mesure que l’œuvre grandit.
Les couleurs, placées avec force, nous transmettent son large sourire et nous apprennent le plaisir qu’elle a ressenti en réalisant son travail.

Je lui augure un joli succès !

Julio Sánchez

2014

Les dernières œuvres de Beatriz de la Rúa montrent une fervente vocation pour la couleur. A ces œuvres-là en un blanc et noir modérés, à ces teintes à l’aspect oriental que l’artiste a su créer il y a quelques ans, sont suivies ces toiles généreuses en taille et en palette. La méthode créative de Beatriz peut se parangonner avec le faire/penser; elle a besoin de travailler dans l’atelier, où elle jouit en se penchant sur la toile avec ses pinceaux et ses boîtes de peinture pour générer ses pensées au fur et à mesure qu’elle approche à la consommation de chaque œuvre. Dans ce sens, nous pouvons affirmer que tant l’artiste que l’œuvre ont le tempérament sanguin, c’est-á-dire vivant, heureux. C’est une personne réceptive qui peut transformer ses émotions en impressions, qui peut fasciner en racontant ce qui se soit d’une manière affable et amicale. Ses peintures ressemblent un volcan dont la lave jaillit presque sans retenue. La palette scintille intensément sans peur d’intégrer les couleurs froids avec les couleurs chauds, pendant que dans la topographie de la toile apparaissent des graphismes cachés ou explicites, ainsi que des transparences et des opacités. Dans toute cette structure chromatique surgissent souvent des scènes liées à la nature. Si nous revenons à la proposition de Léonard de Vinci d’observer la tache d’humidité du mur ou les nuages dans le ciel pour détecter des formes, nous constatons les clignements de la figuration. Ce qui est renforcé par la propre attitude de notre artiste, qui baptise ses tableaux avec des titres qui nous orientent. Rappelons que Marcel Duchamp disait que le titre est la partie la plus importante d’une œuvre. Le mot « forêt » apparaît plusieurs fois, accompagné de différents adjectifs : confiné, indompté, de feu, caché, impénétrable, tempéré, parmi d’autres. Le fait que les œuvres renvoient à cette géographie d’arbres est une donnée majeure. La forêt continue à fasciner l’homme moderne, tel qui l’a fait avec l’homme médiéval. En ce temps-là c’était un lieu sacré où habitaient le mystère et la merveille, le point de convergence des gnomes et des fées, ainsi que des hommes-loups, des sorcières et des ogres. C’était un lieu d’attraction et de peur, là où se succédaient les sabbats et, plus tard, avec le christianisme, ont fait leur apparition les moines solitaires s’y retirant pour prier. C’est là qui se cachaient les saints et les bandits, les oiseaux et les ours; dans la frondaison on entendait des sons étranges et inconnus, tel le tintement de Dieu et du diable. Ce sens de ce qui est encrypté et caché apparaît dans des peintures comme Branches dangereuses, Là où le monde n’entre pas et Sanctuaire naturel. Avant que l’arbre devienne un “ressource naturel” à préserver aux fins utilitaires, l’arbre marchandise était l’arbre divinité, l’axis mundi unissant le ciel et la terre. Précisément celle-ci est l’une des pierres angulaires de ces peintures, qui sans être ni narratives ni explicites, parlent d’une harmonie entre l’individu et l’univers. Nous pourrions continuer à citer des titres comme Soleils originaires, Réseau stellaire, Roches dans l’eau, Feu graphique ou même Bonbons: tous parlent d’une nature heureuse, d’un fleuve qui coule et qui ne s’arrête pas, un paysage vibrant et inquiet. Beatriz incarne l’artiste médiateur qui, ainsi que l’arbre, peut unir le ciel et la terre, une tâche si pleine d’obstacles que de gratifications. Plus qu’une tâche, il s’agit d’un chemin requérant du travail et des sacrifices dans le sens étymologique du mot, c’est-à-dire faire du sacro; un sentier impliquant plusieurs pas que les frères alchimistes ont proposé quelques fois avec un luxe de détails et des symboles obscures, pouvant se résumer en trois étapes: la recherche de la harmonie avec soi-même, avec les êtres qui nous entourent et avec le cosmos qui nous contient. Pedes in terra ad sidera visus (les pieds sur terre et le regard vers les étoiles) dit le proverbe latin que Beatriz semble respecter dans sa peinture; il y a un certain besoin de pénétrer dans les énigmes de la nature afin de comprendre les mystères de l‘univers. L’ensemble de ces œuvres est aussi vital que La Danse d’Henri Matisse; le dynamisme des formes, le bonheur de la couleur et les milliers des clins d’œil faits au spectateur conforment une ronde qui tourne autour du mystère de la vie.

Julio Sánchez

Identité – Vides/Intervalles

2011

Dans la tradition biblique hébraïque, le terme ruach désigne le souffle vital, l´air que tout être vivant respire. C´est le même souffle divin qui donne vie à l ´homme au moment de la création. Le terme peut être rapproché du mot paran, de l´hindouisme, du pneuma des grecs et de l´âme des chrétiens. Ce souffle circule parmi les êtres vivants et, d´une certaine façon, se constitue en réseau infini, invisible et indétectable, qui agglutine, maintenant et depuis toujours, tout l´univers vivant. Beatriz de la Rúa n´a pas du tout eu l´intention d´illustrer ce concept. Cependant, il s´avère difficile de ne pas évoquer la notion d´âme dans son dernier travail. Depuis un certain temps, elle refuse la figuration ou le récit pictural. Elle a alors choisi une forme d´expression plus subtile et métaphorique, le graphisme détaillé et le module qui se répète. Sur chaque carré de papier, elle dessine des structures légèrement différentes: un barbelé noué, des spirales, des colonnes rigides liées par des crochets, des mers orageuses, des yeux d´ouragan, des zigzags, des colonnes enserrées par des anneaux, des roues à huit rayons (qui rappellent la façon de représenter les huit sentiers dans la prédication de Bouddha), une épaisseur de boucles, et même des carreaux de faïence brisés d´une œuvre de Gaudí. Aucune de ces descriptions ne font partie des intentions proposées par l´artiste, mais mon but est de vous montrer le grand pouvoir d´évocation de ses œuvres. Je ne peux pas m´empêcher de penser que chaque dessin est la forme d´existence d´un être vivant. Comment se disposent ces graphismes? En rangées, l´une à côté de l´autre, mais avec des intervalles constitués d’espaces vides; comme si l´âme s´incarnait en une colonne (j´imagine un être stable et mesuré) ou en tourbillon (un être qui bouge, inlassable) ou bien en n’importe quelle autre chose; comme si l´âme avait besoin d´un intervalle de temps (sans temps) de repos et d’immanence. Le détail minutieux et concentré, et la répétition des modules font penser que le travail de Beatriz de la Rúa est une forme de mantra dessiné, comme un saut de conscience qui lui permet de dépasser les barrières de la raison. Son œuvre semble représenter ce qu’il est impossible de représenter, “ce dont nous ne pouvons pas parler, il vaut mieux le taire”, formulait avec justesse le philosophe Ludwig Wittgenstein. À partir de cela, notre artiste choisit un moyen de certitude et d’ambigüité à la fois, une carte de l´existence qui peut être, ou simplement, ne pas être.

Julio Sánchez

2009

ILes lignes s’ouvrent comme la racine d’un arbre impossible. Les unes sont visibles, les autres cachées; il y en a des puissantes et des complaisantes. La trace devient ondulante et semble se faufiler à travers les cachettes qu’elle crée et forme elle même. Les lignes sont comme l´eau qui traverse les rochers du ruisseau, rien ne les arrête, elles passent par dessus ou à côté d’un obstacle inexistant. On ne peut s’empêcher d’évoquer le poème 78 du Ta Te King lorsqu’on est devant les oeuvres de Beatriz de la Rúa:

Il n’y a rien dans le monde
de plus faible et de plus molle que l´eau
mais pour attaquer le dur et le fort
rien ne la surpasse
ni peut rivaliser avec elle (…)

Il est aussi difficile de ne pas mettre en relation ses encres avec la peinture chinoise taosite. L’oeuvre des artistes de l’Orient cherchait la consonance avec les mutations constantes de l’univers, des personnes et des situations. Ce n’est pas par hasard qu’ils ont préféré l’encre, un moyen aqueux qui coule, analogue aux courants d’air et d’eau qui existent en soi, au delà de la forme. Nous pouvons observer autant dans les oeuvres de Beatriz que dans l’art chinois des lignes en tant que veines ou fils d’un écheveau qui tourbillonnent comme la fumée, pas comme une abstraction mais comme une claire et objective représentation des sentiers de l’énergie subtile (chi o ki) qui traversent le temps et l’espace.

La production artistique de Beatriz se nourrit aussi de la tradition occidentale, du monde visible des sens. Des figures reconnaissables émergent entre les lignes qui dansent à l’instar des taches de moisissure dans les murs ou des nuages qui se balladent dans le ciel. Bien que le répertoire ne soit pas strict, il existe une préférence aimable vers les figures. Des nez bien définis qui rejoignent la glabelle, des paupières pelotés qui laissent échapper un fil traversant le visage jusqu’à la bouche où il s’emmêlent à nouveau; les chevelures des jeunes filles se confondent avec les lignes ambigües de la composition, ou sont ces lignes qui générent la chevelure? Les oeuvres de Beatriz réussissent à avoir une connexion harmonique avec le monde des sens (la figuration, fusse-t-elle humaine ou pas) et une dimension subtile.
Dans un autre groupe d’oeuvres travaillées aussi à l’encre, la ligne est toujours présente, mais la tache est plus dominante. L’image est dépouillée, sans ornements ni méandres, en coincidence avec l’austerité du zen, en ligne avec le détachement et pas en lien avec le désir. Dans presque toute cette série il y a un endroit occupé par le néant, pas dans le sens de carence, mais en tant qu’une non-forme, une non-chose, un non-être, à l´instar d’un univers potentiel. Le vide est l’élément primordial dans l’art du Tao, il est le début de la liberté dans l’acte de peindre et de la coordination entre cerveau et main. Pourtant, le Tao est quelque chose de plus que ça et c’est Lao Tse celui qui le décrit très bien dans le poème 16 du Tao Te King:

Atteins le vide suprême
Et tu obtiendras la paix parfaite.
Toutes les choses qui apparaissent
Sur la scène du monde
Retournent finalement au vide et à la paix […]

Deux visions complémentaires se rejoignent dans l’oeuvre de Beatriz; l´orientale, sous la trace du geste entendu en tant que produit d’une force subtile qui traverse l’artiste comme un canal; et l’occidental, avec sa tendance à créer des figures et de la narration. Dans la production de notre artiste on trouve un transit pendulaire entre la réprésentation d’une énergie ineffable et celle de la matière. On constate surtout l’existence d’un canal de communication entre les deux mondes internes qui nous poussent vers un univers d’harmonie.

Juan C. Romero

2007

Le dessin est présent dans toutes les traces de la vie et il se rend visible autant dans les pas des insectes sur la terre que dans la traînée que laisse la météorite filant dans le ciel.
C´est ainsi que les dessins prémonitoires nous signalent le destin comme à partir des traces dans les paumes des mains. Des traces qui se croisent dans toutes les directions comme les empreintes éphémères du sable dans le désert.

Lorsqu’on est devant un dessin de B. A. on a la sensation d’être en face de centaines de traces qui révèlent des constructions qui atteignent des endroits lointains et qui veulent communiquer d’une façon désespérée. B. A. propose au spectateur la traduction des textes les plus complexes et mystérieux à travers un message hermétique mais à la fois chargé de poésie intense.

Comme l’affirment les maîtres japonais du sumi e la clé est de dessiner avec le maximum de simplicité et de perfection d’un seul coup de pinceau. Un monde monochrome basé dans la couleur noire.

C’est là que les abstractions, les taches, les barres, les réseaux, les explosions et les signes se forment pour composer un univers ; selon les paroles de Henri Michaux, “c’est le résultat d’un mouvement qui provient de mon propre mouvement.”

Il s’avère inévitable de fouiller dans l’histoire de l’art si on a l’intention de trouver les coïncidences esthétiques qui reflètent les artistes zen dans leurs œuvres, l’allemand Wols et même Henri Michaux, qui avec Eduardo Stupia, se rejoignent dans ce qu’on pourrait nommer “le texte en tension”.

Les dessins de Beatriz donnent l’impression d’être inépuisables, d’être infinis, qu’on pourrait les observer tous et chacun d’entre eux autant de fois que possible et qu’on y découvrira à chaque fois un nouveau message. Cette tension mène à la jouissance dans le silence le plus absolu. C’est dans cet espace virtuel que le vide créateur mettra ensemble l’action de l’artiste et celle du contemplateur.

Horacio Zabala

Materiales al borde del caos

2006

Si on casse une pierre et qu’ensuite on casse les fragments de cette pierre, les morceaux qu’on obtient restent toujours des morceaux de pierre.
Le réel s’apprête à une exploration infinite, il est inépuisable.
Maurice Merleau-Ponty

On aborde les productions artistiques modernes et contemporaines sous différents angles équivalents et interdépendants comme la forme, la couleur, le concept, la technologie, la matière. Cette dernière constitue, pour quelques artistes contemporains, celle qui présente la forme et celle qui traduit l’idée. Ils pensent et sentent la matière non seulement comme une substance rigide qui supporte et structure l’image, mais aussi en tant qu’énergie contenant un propre signifié. La conception et la pratique de ces artistes permettent le croisement et la coexistence de pôles contradictoires et complémentaires dans leurs oeuvres: l’un est la matérialité visible et lourde (dans le sens de fort et d’archaïque); l’autre est l´immatérialité invisible et éthérée qui fait apparition dans les processus de sublimation.

Dans ses oeuvres les plus récentes, Beatriz de la Rúa privilégie deux matières que l’homme manipule depuis des temps lointains, le papier et la pierre. Vu la sensibilité de l’artiste envers leurs qualités, elle les manipule avec leur même intensité poétique mais avec des moyens et des intentions expressives différentes. Étant donné qu’elle aborde sa production artistique sous l’angle des matériaux, elle met en exergue les processus physiques, chimiques et techniques, les accidents, les automatismes et les traces créés dans son oeuvre. Elle expose les résultats des vicissitudes auxquelles est exposé, par exemple, le papier de riz soumis à l’action de l’encre de Chine, de l’humidité, de l’évaporation et du temps.

La tache est un être au contours imprécis qui coule et laisse des halos, des filaments et des auréoles qui évoquent des mondes aquatiques et poussiéreux, pleins d’ombres et d’histoires. Dans les encres et gouaches sur papier de la série fils d’eau, les soyeuses taches noires et les diaphanes lignes grises font réverbérer le papier qui exposent sa rugosité et son opacité, sa porosité et sa résitance. Sa superficie blanche n’est pas un simple réceptacle ni un support plat des liquides qui la parcourent, l’érodent et la contaminent, mais le papier se sert des encres et de l’eau pour se montrer dans sa réalité de papier. Ces oeuvres exigent d’être contemplées avec attention, patience et lenteur, tantôt de près tantôt de loin. On trouvera une infinité de petites perceptions, des détails, des tonalités, des textures et des mouvements si on les observe de près: l’effet est tactile et optique. Vu avec de la distance, le chaos se met en ordre, l’ensemble se fait visible et la forme globale est récupérée: l’effet ne devient qu’optique.

Beatriz de la Rúa utilise des pierres dans ses oeuvres depuis 1987 et depuis 1996 elle les ramasse spécifiquement au Mexique et au Brésil. Celles-ci composent la Série des pierres trouvés et la Série des endroits trouvés. Elles sont composées d’agates bleues et vertes, de quartzs blancs, d’améthystes et d’autres pierres dures. Son intention n’est pas de les classifier pour monter une collection. Elles sont la matière première des ses nouveaux travaux en cours.

Dans l’une des séries, l’œuvre est la pierre en elle-même, sans être modifiée par l ‘artiste sauf pour des informations écrites et graphiques à propos de sa provenance et de ses caractéristiques. Il faut signaler que le choix des pierres n’est pas fait de façon arbitraire : les yeux de l’artiste se sont posés sur chaque pierre choisie, ses mains les ont caressées et soupesées, elles ont été « testées et essayées » à plusieurs reprises (comme il n’y existe pas d’équivalence entre les plantes, c’est pareil pour les pierres). L’élection d’un cristal de roche d’une forme, d’une dimension, d’une transparence et d’un poids déterminés constitue une expérience des sens et un acte créatif dans un « ici et maintenant » propre et exclusif. Les pierres ne sont pas choisies que par leur peau rugueuse ou leurs traits translucides, par leurs veines concentriques ou leur éclat de porcelaine, par leurs illusions optiques ou leurs reflets géométriques, mais car elles constituent une opération esthétique projetée dans le contexte de l’art.

Dans une autre série de travaux, l’artiste projette et intervient sur la pierre à l’aide d’un artisan qui la découpe en deux : le résultat est, par exemple, une hydrolithe coupée d’une telle façon qu’elle laisse voir son intérieur. C’est-à-dire, ses couches successives glacées, ses contradictions paralysées, sa boue cristallisée et tourmentée, son obscure cavité centrale, ses fragments tranchants, son magma confus et chaotique. La lumière du jour pénètre la pierre fragmentée, elle force et dé-couvre son intimité mais pas son mystère.

L´artiste fait à l’heure actuelle des travaux digitaux qui enregistrent et qui intègrent des images photographiques de pierres avec des images de ses dessins sur papier. Cette « alchimie » fait apparaître des superpositions gris plomb de peinture à l`eau et les veines dures de la pierre, les resplendissements du papier et la densité de la pierre. Ces hybrides in progress nous font penser à des silhouettes figuratives de nuages : on évoque des formes larvaires, des ruines indécises, des traces d’alphabets, des fantômes fugitifs, des concentrations de signes indéchiffrables et des constellations ténébreuses perméables à la lumière. Nous savons ou nous imaginons devant ses œuvres que nos évocations sont des variations sans logique ni fin, des jeux d’oppositions et des contrastes entre la transparence et l’opacité. En définitive, c´est le medium technologique-optique-chimique-électronique qui illumine et qui réconcilie deux matériaux d’origine différentes, le papier et la pierre.

Il arrive que dans les grands cycles de la nature apparaissent des correspondances chromatiques, tactiles, dimensionnelles et formelles entre le royaume végétal et le royaume minéral. Beatriz de la Rúa affirme dans ses œuvres qu’il n’y a pas de royaume amorphe ni passif, neutre ni aveugle. Elle nous suggère d’autres correspondances entre la matière et la forme, d’autres va-et-vient entre l’imaginaire et le réel, d’autres liens entre le visible et l’invisible, d’autres symétries entre la légèreté du papier peint à l’encre et la pierre polie.

Juan Carlos Romero

2005

Le dessin est présent dans toutes les traces de la vie et il se rend visible autant dans les pas des insectes sur la terre que dans la traînée que laisse la météorite filant dans le ciel.
C´est ainsi que les dessins prémonitoires nous signalent le destin comme à partir des traces dans les paumes des mains. Des traces qui se croisent dans toutes les directions comme les empreintes éphémères du sable dans le désert.

Lorsqu’on est devant un dessin de B. A. on a la sensation d’être en face de centaines de traces qui révèlent des constructions qui atteignent des endroits lointains et qui veulent communiquer d’une façon désespérée. B. A. propose au spectateur la traduction des textes les plus complexes et mystérieux à travers un message hermétique mais à la fois chargé de poésie intense.

Comme l’affirment les maîtres japonais du sumi e la clé est de dessiner avec le maximum de simplicité et de perfection d’un seul coup de pinceau. Un monde monochrome basé dans la couleur noire.
C’est là que les abstractions, les taches, les barres, les réseaux, les explosions et les signes se forment pour composer un univers ; selon les paroles de Henri Michaux, “c’est le résultat d’un mouvement qui provient de mon propre mouvement.”

Il s’avère inévitable de fouiller dans l’histoire de l’art si on a l’intention de trouver les coïncidences esthétiques qui reflètent les artistes zen dans leurs œuvres, l’allemand Wols et même Henri Michaux, qui avec Eduardo Stupia, se rejoignent dans ce qu’on pourrait nommer “le texte en tension”.

Les dessins de Beatriz donnent l’impression d’être inépuisables, d’être infinis, qu’on pourrait les observer tous et chacun d’entre eux autant de fois que possible et qu’on y découvrira à chaque fois un nouveau message. Cette tension mène à la jouissance dans le silence le plus absolu. C’est dans cet espace virtuel que le vide créateur mettra ensemble l’action de l’artiste et celle du contemplateur.

Cristina Dompé

1999

“Personne ne songera à demander à l’arbre qu’il donne à sa tête la forme de ses racines ”.
Paul Klee

Les images que nous présente aujourd´hui Beatriz de la Rúa surgissent du plus profond de son intérieur en tant que résultat de sa maturité existentielle et artistique.

Le point de départ est la tache féconde et informelle, quoique qu’elle ait travaillé avec intensité les figures qui se corporifiaient à travers un dessin de traces fortes et définies qui contrastaient avec la légèreté et la subtilité des fonds.

Le papier est le support choisi pour ses rencontres où il n’y pas d’interprétation symbolique mais des manifestations visuelles de ses propres pulsions, dont l’enchaînement définit une poétique très personnelle.

La Terre selon William Blake, en tant que « Couple composé du Ciel et de l’Enfer », est l’endroit où ont lieu les recherches de Beatriz exposées dans l’arbre qui enfonce ses racines dans la terre et lève ses branches vers l’infini; dans l’escalier qui descend ou qui monte pour mettre en relation la lumière et l’obscurité; dans ses personnages aux axes verticaux minuscules ou gigantesques – passagers des cauchemars et des paradis -, dans ses oiseaux aux vols ténébreux qui éveillent la participation active du spectateur.
Son œuvre va de la matière évidente et tangible à l’inconnu, ce qui ne peut pas se voir, sans plus de règles ou de limites que celles qu’elle même nous propose.

Les métaphores obtenues entre la négritude du dessin et la transparence de la couleur ouvrent des possibilités multiples de dialogues.

Beatriz peint et vit avec profondeur. Chaque pas et chaque œuvre est une fin et un commencement en même temps, est une escale dans la voie vers un dépassement continu. Celle-ci est sa première exposition individuelle après de longues années de formation, ce qui manifeste son engagement avec l’ineffable aventure de la création.

Víctor Chab

1999

Oiseaux démesurés;
Arbustes exubérants;
Le chant sauvage d’une feuille
Dans le désert;
Arbres solitaires dans un
horizon brumeux;
Sécheresse et épaisseur contenues par des barres d’un minéral noir;
elles sont l’image intérieure,
Les battements durables que Beatriz de la Rúa propose à
un spectateur ouvert à l´
aventure de la création.